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SKARLET : “Disparition. Étude d’un fait divers” (2)

 

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– Deuxième Partie –

 

 

Nous cherchons maintenant à faire l’inventaire des éléments matériels et des détails de procédure, tels qu’ils ont été rapportés au cours de la première année d’enquête et d’instruction par le quotidien toulousain La Dépêche du Midi (DdM) qui, comme nous l’avons signalé, suit cette affaire depuis le début (DdM, 18/03/2000). On trouvera les liens vers les articles consultés au bas de la troisième partie, où nous essayerons de nous faire une idée plus précise des différentes personnes impliquées dans cette affaire, en prenant appui sur les propos qu’ils ont tenus face à la presse. Nous pourrons alors étudier les portraits et la présentation de l’affaire faits par les différents rédacteurs des articles en ligne, et notamment ceux qui ont été cités dans la première partie de ce travail.

 

Voici tout d’abord trois remarques liminaires :

 

- Il est bien évident que tous les éléments matériels n’ont pas été livrés au public : c’est là une règle criminologique élémentaire. De même, les avocats qui, à ce stade de l’affaire, devraient avoir tous les éléments en main, n’ont plus aucun intérêt à communiquer sur les faits à la veille du procès. De plus, s’ils ont pu livrer des éléments à la presse, il est entendu qu’ils n’allaient ni désavouer leurs clients en faisant des révélations compromettantes ni abattre leurs atouts devant la partie adverse. Enfin, sans émettre de jugement sur la façon dont l’enquête a été conduite, il y a toujours des détails, parfois insignifiants, que tel enquêteur va relever et tel autre ignorer. La connaissance de l’ensemble de ces détails permettrait sans doute de se faire une idée réaliste de cette affaire. Or, en considérant l’ensemble ténu des faits dont le public dispose aujourd’hui, on remarque que certaines questions essentielles, non seulement n’ont pas eu de réponse, mais n’ont pas même été posées ou soulevées par les reporters qui s’intéressent à cette affaire. Nous y reviendrons.

- Il est difficile de se faire une opinion sur quelqu’un en partant de ses déclarations à la presse. Ceci étant, nous tenons à rappeler notre motivation première : nous n’enquêtons pas sur l’affaire elle-même – nous ne cherchons pas à obtenir ou à découvrir des informations qui ne soient connues du public – mais nous étudions la manière dont cette affaire est présentée et interprétée par les journalistes auxquels Internet confère une visibilité permanente : comme nous l’avons remarqué, ces prises de position pourraient avoir une influence – même infime –  sur la « conviction intime » de ceux qui sont appelés à se prononcer sur l’innocence ou la culpabilité de l’accusé. En effet, on doit partir du principe que ces personnes sont tenus ou se tiennent au courant de l’actualité par les médias avec un intérêt particulier pour les événements qui se passent dans leur région, avant même d’être appelées à siéger en cour d’Assises.

- Détenue à 67% par la famille Baylet de Toulouse (et à 15% par le groupe Lagardère), La Dépêche du Midi est depuis longtemps un journal influent dans la région Midi-Pyrénées. Tiré à quelque 190.000 exemplaires quotidiens (en 2006), ses 18 éditions locales sont lues dans 9 départements (Haute-Garonne, Hautes-Pyrénées, Tarn-et-Garonne, Aude, Lot, Aveyron, Lot-et-Garonne, Tarn et Ariège). On trouve ce journal dans de nombreux lieux publics de la région, et son lectorat est estimé à 1 million de personnes, qui consultent notamment les actualités régionales et locales. Son orientation politique a pu être qualifiée de « centre-gauche ». - Dans l’affaire qui nous intéresse, on ne peut pas dire que les rédacteurs (Gilles R. Souillés, Bernard Davodeau, Jean-Noël Gros, Jean-Louis Galamel, Jean Cohadon, Jean-Jacques Rouch) ont pris une position clairement affirmée pour l’une ou l’autre des parties. On peut cependant regretter que leurs articles soient un peu redondants. Deux ou trois erreurs ont été rectifiées au fil des nouveaux éléments qui sont parvenus à la rédaction. S’il y a eu quelques « exclusivités », comme l’interview récente de Jacques Viguier (DdM, 8/11/2008), le journal n’a fait, à notre connaissance, aucune « révélation » sur cette affaire. Et si une enquête en profondeur a été menée, elle n’a pas, à ce jour, donné de résultats « inédits ».

 

Eléments matériels

1. Le 18 mars 2000 (J+ 20), La Dépêche « sort » l’affaire. L’accent est mis sur le « mystère », comme l’indiquent le titre et le sous-titre de l’article principal (signé G. R. Souillès et Bernard Davodeau) : Disparition mystérieuse d’une professeur de danse. Sans laisser de trace. On apprend que Suzanne Viguier (38 ans) a disparu de son domicile toulousain (« rue des Corbières, dans le quartier de l’Ormeau ») depuis le 27 février 2000 au matin, que son époux (« Jacques Viguier, [42 ans], professeur de droit, vice-doyen de l’université des sciences sociales de Toulouse et d’Albi ») a signalé cette disparition le 1er mars au commissariat de son quartier et qu’il a ensuite porté plainte pour « enlèvement et séquestration » le 8 mars. La procédure s’enclenche alors : “Après une enquête préliminaire de la brigade criminelle du service d’investigations et de recherches (SIR) du commissariat central de Toulouse, une information judiciaire contre X pour «arrestation, enlèvement et séquestration» a été ouverte par le juge d’instruction Myriam Viargues qui a confié l’enquête à la division criminelle du SRPJ.” De plus, on lit que Jacques Viguier, considéré comme un « témoin important » a été placé en garde à vue le « week-end dernier [12 & 13 mars 2000] pendant près de 40 heures dans les locaux de la division criminelle du SRPJ », mais qu’il est « ressorti libre après avis du parquet et du juge d’instruction. » Par ailleurs : « En quelques jours, les policiers ont entendu une cinquantaine de personnes et notamment des chasseurs de la région toulousaine et d’Ax-les-Thermes, en Ariège, avec lesquels Jacques Viguier avait l’habitude de chasser. » Et enfin : « Les enquêteurs du SRPJ observent le mutisme le plus complet sur cette affaire, mais l’on sait qu’ils ont multiplié les recherches et les analyses de police scientifique. » Voilà pour les éléments de procédure. - On apprend d’autre part que les époux Viguier ont trois enfants (« deux jumeaux de 7 ans » et « une fillette de 10 ans ») et que « sa famille est formelle : elle [S. Viguier] n’aurait jamais délaissé ses enfants pour une fugue subite. » Une première « chronologie » est ensuite établie sur la base des informations disponibles (nous soulignons) : “Suzy Viguier aurait passé la soirée à jouer aux cartes, au club des «Amis du tarot» de la cité Catala, à Saint-Orens [ou plutôt à Montauban, comme nous l'avons signalé]. La jeune femme serait ensuite rentrée chez elle, tard dans la nuit, raccompagnée par un ami. Elle s’est alors couchée seule dans la maison conjugale où les époux Viguier, en instance de divorce, faisaient chambre à part.” Puis, le « lendemain matin », ses « proches » retrouvent « son sac à main » [!] et ses « effets personnels » (« lentilles de contact, lunettes… »), ainsi que sa voiture « dans le garage ». Sous l’article principal, on trouve encore cet appel à témoins lancé par le SRPJ de Toulouse (en principe toujours d’actualité) : « Suzanne Viguier, 38 ans, mesure 1,65 m. Cette jeune femme mince a les cheveux châtains clairs qu’elle porte mi-longs. Elle est susceptible de se déplacer au volant d’une Peugeot 106 bleue ou d’une Peugeot 605 bleu foncé [?].» Suivent les témoignages de deux employeurs de la disparue, de l’une de ses sœurs (Carole Blanch) et de Jacques Viguier, sur lesquels nous reviendrons dans la troisième partie.

À considérer les rares éléments livrés au public en relation avec cette disparition mystérieuse, celui-ci est contraint d’imaginer, d’autant que G. R. Souillès et Bernard Davodeau concluent que cette disparition « ne peut plus être considérée (…) comme une simple fugue ». Et les moyens déployés par l’instruction sont impressionnants. Pourquoi les policiers ont-ils interrogé une cinquante de personnes, dont des chasseurs à plus d’une centaine de kilomètres de Toulouse ? Pourquoi le mari de la disparue a-t-il passé quarante heures en garde à vue ? Quelle est la raison de ces analyses de police scientifique ? Et comment se fait-il que ce ne soit plus le Service d’Investigations et de Recherches (SIR) du commissariat central, mais la division criminelle de la Police Judiciaire (SRPJ) mandatée par une juge d’instruction, qui mène cette enquête ? Les rédacteurs nous préviennent : nous n’aurons aucune réponse officielle à ces questions, car les « enquêteurs du SRPJ observent le mutisme le plus complet sur cette affaire ». On peut en déduire ceci : les enquêteurs soupçonnent le mari, mais ils n’ont pas de preuves contre lui, qu’ils continuent cependant de chercher, notamment par le recours aux « analyses scientifiques ». Et, s’ils interrogent des chasseurs, ils pourraient penser que le mari aurait fait disparaître le corps de sa femme en pleine nature, dans un endroit repéré au cours de ses parties de chasse, ce qui accréditerait la thèse de l’assassinat et donc de la préméditation. – La « chronologie » livrée par les rédacteurs est également très vague : dans la soirée qui précède le jour de sa disparition (samedi soir), Suzanne Viguier joue aux cartes dans un club de tarot où l’on suppose que des témoins l’ont vue ; tard dans la nuit (de samedi à dimanche), elle est raccompagnée à son domicile par un ami, dont on suppose également qu’il a été auditionné car, en dehors du mari et peut-être des enfants de la disparue, il est pour l’heure le dernier à l’avoir vue en vie ; implicitement, le mari confirme ensuite les dires de cet ami, qui déclare l’avoir raccompagnée, puisque lui seul (et peut-être ses enfants) ont pu constater que sa femme s’est couchée seule à son domicile, cette nuit-là. - Nous ne reprendrons pas la suite de cette chronologie, déjà citée, puisqu’elle comporte des inexactitudes que le journal aura rectifiées par la suite (ci-dessous). Retenons simplement que Suzanne Viguier disparaît ensuite « sans laisser de traces », mais en abandonnant des « effets personnels » qu’en principe on emporte lorsqu’on décide de partir pour un temps indéterminé. Rappelons en effet que la disparition a eu lieu quelque trois semaines avant ce premier « dossier de presse » (J+20). De même, l’existence « moderne » que nous menons – et l’état des transports en commun en province – engagerait plutôt à prendre la voiture quand on s’en va. Or, celle de Suzanne Viguier [une 106] n’a pas disparu avec elle (dès lors, il semble difficile qu’elle puisse se déplacer avec elle, comme le veut l’avis de recherche, et encore moins au volant de la 605 de son mari). L’examen des informations publiées autorise donc la conclusion, suggérée par les rédacteurs, qu’il ne s’agit pas d’une « fugue » ou d’un départ volontaire. – Mais quelles sont les autres possibilités ? L’une d’elles a déjà été énoncée. C’est la piste qui, apparemment, est suivie par les enquêteurs. D’ailleurs, nous apprenons dans la « chronologie » que « les époux Viguier, en instance de divorce, faisaient chambre à part ». Si l’on analyse le contexte dans lequel cette information – plutôt importante – est publiée, on s’aperçoit qu’elle n’est livrée qu’en passant, pour motiver le fait que la disparue a dormi seule dans la nuit de samedi à dimanche. Or, on peut y voir un mobile : le mari ne voulait pas de ce divorce (« en instance » !), et il a fait disparaître sa femme. – On verra que ce motif sera repris dans tous les commentaires de cette affaire, et nous aurons à y revenir. – Mais, une fois de plus, quelles seraient les autres possibilités ? Il y a d’abord cet ami qui la raccompagne chez elle après le tarot. On ne sait encore rien de cette personne. On peut également se demander pourquoi la disparue n’a pas pris sa propre voiture pour se rendre au tournoi de tarot. L’épouse d’un professeur des universités, qui gagne elle-même sa vie, ne devrait pas avoir à calculer le prix de l’essence. Ensuite, que s’est-il passé entre l’heure de départ du tarot et l’arrivée au domicile de la disparue ? Nous reviendrons sur ces questions. Et les informations communiquées par les articles suivants nous permettront d’envisager d’autres possibilités.

2. Le lendemain, 19 mars 2000 (J+ 21) : dans un papier moins détaillé, qui répète les éléments exposés la veille, Bernard Davodeau rectifie tacitement une erreur, apporte une précision importante et donne une information nouvelle en posant ces deux questions : « Pourquoi a-t-on enlevé le matelas du lit où dormait Suzanne Viguier ? Et pourquoi l’a-t-on détruit ? » L’auteur de ces actes n’est pas nommé. Mais on peut supposer qu’il s’agit du mari car, hormis ses trois jeunes enfants, personne d’autre que lui n’est censé habiter dans cette « grande maison cossue du quartier Jolimont, à Toulouse ». De plus, le rédacteur précise ceci : « Suzanne Viguier devait rencontrer, le lundi suivant [sa disparition, le 28 février 2000], son avocat pour entamer une procédure de divorce qu’elle avait mûrement réfléchie. » Enfin, on peut remarquer que les lentilles de contact mentionnées la veille manquent dans cette liste de biens de la disparue, retrouvés à son domicile (par « ses proches ») : « ses lunettes, son sac à main, et tous ses effets personnels ainsi que sa voiture stationnée dans le garage ». Toutefois, l’expression « tous ses effets personnels » pourrait à nouveau induire en erreur, puisque nous verrons que certains de ces « effets » manquent tout de même. N’insistons pas davantage sur le passage final consacré aux « hypothèses » où l’on trouve une question un peu étrange (nous soulignons) : « Aurait-elle [S. Viguier] brutalement changé d’avis [sur la procédure de divorce] au moment de passer à l’acte [on ignore à quoi le rédacteur fait allusion] ? » Enfin, la « chronologie » et l’identité de l’ « ami » restent floues.

3. Le 22 mars 2000 (J+24), G.R. Souillès nous apprend que J. Viguier s’est porté partie civile et qu’il est désormais représenté par Me Catala, dont quelques déclarations sont citées. Ainsi, la démarche de son client s’explique par « une série d’articles parus dans la presse qui suggèrent la culpabilité de Jacques Viguier». Cependant, «le travail policier, par définition délicat, effectué sous l’autorité du juge n’a, à l’heure actuelle, débouché sur aucune conclusion tendant à établir la culpabilité de quiconque». L’avocat précise aussi qu’un « certain nombre de faits troublants ont été révélés à l’opinion publique sans que nous puissions ni les critiquer, ni les contrôler ». Or, il ne s’agit pas de «combattre le travail de la justice, mais d’avoir accès au dossier et de contrebalancer une atmosphère médiatique dont les excès peuvent avoir de graves conséquences» (nous soulignons). – Si l’identité de l’« ami » n’est toujours pas révélée, une précision est toutefois apportée à la « chronologie » puisque « la jeune femme, raccompagnée par un ami, a regagné son domicile (…) vers 4 h 30 du matin (…). Dans la maison cossue dormaient à ce moment-là son mari, Jacques, avec lequel elle faisait chambre à part, et les trois enfants du couple (…) Ensuite c’est le trou noir. » Et l’article de La Dépêche se conclut sur ces phrases (nous soulignons) : « des éléments très troublants ont été relevés dans la maison de la rue des Corbières par les policiers. Comme la disparition du matelas du canapé dans lequel dormait la jeune femme. Aujourd’hui, c’est sur la piste d’un meurtre que travaillent les policiers. Un meurtre sans cadavre. » - On voit que le style se muscle !

4. Le 26 mars 2000 (J+27), on apprend que « la mère et les sœurs de Suzy » viennent elles aussi de se porter parties civiles « en demandant à Me Guy Debuisson de les représenter. » Cet « avocat toulousain » explique à son tour la démarche de ses clientes (le 25 mars 2000) : « Il s’agit d’analyser en détail toutes les déclarations faites et déceler des anomalies éventuelles ». Et d’ajouter: « La famille pourra ainsi mener sa propre enquête parallèlement à celle de la police ». Dans son article, G.R. Souillès est également en mesure de publier quelques précisions « chronologiques » : « En cette matinée dominicale [du 27 février 2000], les parents de Jacques Viguier seraient venus chercher leurs petits-enfants, vers 9 h 45. L’universitaire a ensuite expliqué aux policiers qu’il était parti faire un jogging. A ce moment-là, Suzy est supposée dormir. » Le rédacteur concède toutefois : « Mais la chronologie exacte est difficilement vérifiable. » Et il nous apprend ceci : « Déjà, la baby-sitter du couple et l’ami [!] de Suzy se sont inquiétés de ne pas [a]voir de nouvelles. » Le rédacteur reprend ensuite les informations déjà connues, en apportant quelques précisions: « A défaut de témoin direct, dans un voisinage discret, les enquêteurs vont multiplier les analyses de police scientifique. Le pavillon de la rue des Corbières, le bureau de Jacques Viguier à la faculté de droit et sa voiture, une Peugeot 605, sont passés au peigne fin. » En ce qui concerne les biens personnels de la disparue, G.R. Souillès dit ceci (nous soulignons) : « Dans l’allée, la voiture de Suzy, une Peugeot 106 n’a pas bougé. Le sac à main de la professeur de danse est là aussi, avec lunettes et lentilles de contact. Seul son téléphone portable a disparu avec elle. Restant désespérément muet. » Le lecteur attentif aura remarqué que les lentilles de contact ont reparu et que la voiture a tout de même bougé puisqu’elle n’est plus dans le garage, mais dans l’allée. De plus, un objet personnel très important manque : son mobile ! A ce sujet, un grand nombre de questions peuvent se poser. Mentionnons simplement ceci : Lorsque quelqu’un disparaît, on appelle son portable. Si celui-ci ne répond pas, on alerte les services compétents pour essayer de le localiser. Et si la disparition est suspecte, on essaye de se mettre sur la fréquence pour voir s’il y a du trafic sur la ligne. Ces choses-là ont sans doute été faites, mais rien n’a filtré à ce sujet puisqu’on ne savait même pas que son téléphone avait disparu.

À ce point, il convient de faire une précision. Il n’est pas dans nos intentions de critiquer la manière dont La Dépêche du Midi relaye les informations sur cette affaire. D’une part, ce journal est la seule véritable source de renseignements dont nous disposions. Et, pour les raisons évoquées, les informations parviennent au compte-goutte à la rédaction. De plus, les rédacteurs doivent respecter certaines consignes dans la divulgation des différents éléments de l’enquête puisqu’ils ne doivent pas entraver le travail des enquêteurs. Ainsi, la rétention d’information – voire même la publication de « leurres » - fait partie du jeu criminalistico-journalistique, dont tout le monde devrait être à même de déduire les règles de base. D’autre part, tout bien considéré, certaines incohérences – comme ces lentilles qui apparaissent et disparaissent – ont plutôt tendance à montrer que les informations « publiables » sont rapportées au fur et à mesure qu’elles arrivent au bureau de rédaction. Il est entendu que les rédacteurs pourraient se relire et reformuler des « nouvelles » souvent répétées. Ou encore faire confiance à leurs lecteurs qui, s’ils sont suffisamment intéressés par l’affaire, devraient avoir intégré la plupart des éléments déjà mentionnés. Mais ce sont là des points de détail. La seule critique fondée concerne la façon de présenter une affaire et les personnes impliquées à un public ayant – pour un certain nombre de raisons que nous examinons ailleurs – un goût prononcé pour le voyeurisme, qui est évidemment exploité en retour. Mais il s’agit là d’une critique générale des médias, et si le journal que nous lisons – par la force des choses – n’y échappe pas, il se distinguerait plutôt, dans le cas qui nous occupe, par une certaine modération, lorsqu’on y compare les papiers d’Henri Haget (L’Express) ou de Clara Dupont-Monod (Marianne), que nous avons lus dans la première partie, ou encore deux « reportages » télévisés que l’on a pu voir sur les chaînes commerciales TF1 et M6 et qui seront sans doute rediffusés à l’occasion du procès.

5. Le 14 avril 2000 (J+46), G.R. Souillès précise la « chronologie » du dimanche matin, 27 février 2000, qui commence à prendre sa forme « définitive » (nous soulignons): « Au matin, Jacques Viguier a expliqué qu’il avait déjeuné avec ses deux fils et sa fille, puis que son père était venu chercher ses trois petits-enfants vers 10 heures pour les amener aux Jardins des Plantes [de Toulouse], avant de déjeuner dans la maison familiale de Vieille-Toulouse [à 8 km au Sud du centre-ville]. Pendant ce temps, son épouse toujours endormie, Jacques Viguier serait parti faire un jogging sur les bords du Canal [du Midi] dont il serait rentré environ 1 heure plus tard, en fin de matinée. Trouvant la porte de la chambre de Suzy toujours close. Le professeur de droit a ensuite rejoint ses parents et ses enfants à Vieille-Toulouse. A son retour, il affirme que sa femme n’était plus dans la maison. L’ami, lui, va vite s’inquiéter du silence de Suzy. La jeune femme devait l’appeler à son réveil, en début d’après-midi. Elle ne l’a pas fait. » En mentionnant des zones d’ombre dans cet emploi du temps, le rédacteur pose alors quatre questions, où l’on apprend un certain nombre d’éléments nouveaux (nous soulignons) : « Pourquoi Jacques Viguier a-t-il fait un jogging, une activité pour laquelle il n’était visiblement pas équipé et qu’il ne pratiquait pas habituellement? Pourquoi a-t-il détruit ensuite dans une déchetterie le matelas sur lequel dormait son épouse? Pourquoi le sac à main de Suzy est-il reparu quelques jours après la disparition? Et quid du coup de téléphone passé de la maison de la rue des Corbières au moment où Jacques Viguier était encore censé courir ? » – C’est donc J. Viguier qui a enlevé et amené dans une déchetterie le matelas de sa femme. Il déclare également qu’il a fait de la course à pied, ce qui est mis en doute, non seulement parce que ce ne serait pas dans ses habitudes et qu’il ne disposerait pas d’un « équipement » approprié, mais surtout en raison d’un coup de fil passé de sa maison, dont on ignore encore l’heure exacte. Enfin, nous avons une précision sur le sac à main de S. Viguier, reparu quelques jours après « la » disparition. Or, nous ne savions pas que ce sac avait disparu et nous ne connaissons toujours pas son contenu effectif. – Le rédacteur rapporte également les propos de Me Guy Debuisson, qui augurent la suite de la procédure : « Outre les anomalies déjà constatées, en fonction des éléments que nous recueillerons, s’il s’avère que Jacques Viguier a pu jouer un rôle à quelque titre que ce soit dans cette disparition, nous demanderons sa mise en examen au juge d’instruction ». On lit également les explications de Me Georges Catala : « Le silence de mon client est lié à une obligation de réserve qui s’impose dans le contexte actuel, souligne l’avocat. Il n’est pas opportun dans le cadre d’une enquête difficile d’handicaper le travail de la police ». Et d’insister : « Toute déclaration intempestive peut être lourde de conséquences. Il faut laisser les policiers faire sereinement leur travail ».

6. Le 12 mai 2000 (J+74), La Dépêche titre : « Mis en examen pour assassinat, le vice-doyen de la fac de droit est en prison ». On apprend les détails suivants : « Jacques Viguier, 42 ans, a été interpellé, hier, à 8 heures, par le SRPJ de Toulouse. En début de matinée, le suspect s’est entretenu avec son avocat, Me Georges Catala, avant d’accepter de répondre aux questions de la magistrate [la juge Myriam Viargues]. Il est entré vers 13 heures dans le cabinet d’instruction. Il en est ressorti à 23 h 30. Au terme de cette audition marathon, il a été mis en examen pour assassinat, placé sous mandat de dépôt et incarcéré à la prison Saint Michel [de Toulouse]. » Cette édition datée du 12 mai présente un grand dossier, signé Bernard Davodeau et al., où nous en apprenons un peu plus sur l’ami de la disparue et son rôle dans la procédure (nous soulignons) : « Très proche de la jeune femme, cet homme d’une quarantaine d’années est le premier à s’être inquiété du mutisme du téléphone portable de Suzy. Après deux jours sans nouvelles, il s’est rendu au domicile du couple. En compagnie de Jacques Viguier, il a alors visité la maison, où il a découvert les premiers éléments vraiment troublants : dans la salle de bains attenante à sa chambre, Suzy, qui souffrait d’une forte myopie, avait laissé ses lunettes et ses lentilles de contact [!] sur une étagère. Pressé par l’ami de son épouse, Jacques Viguier se rend le [mercredi] 1er mars au commissariat du quartier de l’Ormeau pour lancer une procédure de recherche dans l’intérêt des familles. » B. Davodeau nous révèle également quelques détails de l’enquête (nous soulignons): “Le 10 mars au matin, vingt policiers de la section criminelle de la PJ et huit enquêteurs du LIPS (Laboratoire d’Investigation et de Police Scientifique) de Toulouse passent la grande maison de la rue des Corbières au peigne fin. Une vingtaine de prélèvements sont ramenés pour analyse. Le soir même, Jacques Viguier est placé en garde à vue dans les locaux de la PJ. Il y passe 40 heures avant d’être remis en liberté. L’affaire semble au point mort mais l’enquête se poursuit dans les bureaux de la PJ, dans les éprouvettes du LIPS et dans l’entourage de Jacques Viguier. De source proche de l’enquête, les centaines de procès verbaux d’auditions révèlent de sérieuses incohérences dans les déclarations du « témoin important » [Jacques Viguier]. Mais ce sont avant tout les analyses des prélèvements effectués dans la maison qui ont conduit la juge Myriam Viargues à délivrer un mandat d’amener à l’encontre de Jacques Viguier.” Pour la première fois, la parole est alors donnée à un enquêteur : « Un peu partout dans la maison, nous avons relevé des éléments infinitésimaux mais solides ». Le rédacteur résume la suite de ces déclarations : « sur la base des analyses de police scientifique, [les enquêteurs] ont aujourd’hui acquis la conviction que Suzanne Viguier a été tuée à coups de couteau, chez elle, dans la maison de la rue des Corbières à Toulouse.” Dans ce dossier accablant pour l’accusé, nous apprenons en passant que « les draps du lit de Suzy avaient été lavés. »

Nous allons passer un peu plus vite sur les éditions qui ont paru lors de la détention préventive de Jacques Viguier, qui sera libéré dans la soirée du 15 février 2001, après quelque neuf mois passés en prison. Nous nous contenterons de résumer les événements qui se sont produits durant cette période.

(a) Deux demandes de libération formulées par Me Georges Catala n’ont pas abouti. La première date du 6 juin 2000 (commentée dans l’édition de la DdM du même jour). L’avocat de Jacques Viguier fait alors les déclaration suivantes : «On a toujours respecté le travail des policiers en se pliant sans entraves aux nécessités de l’enquête, mais les investigations n’ont tendu qu’à vérifier une seule hypothèse, celle de la culpabilité du mari. Or, il en existe d’autres qui sont tout aussi crédibles et pertinentes ». - « Il est inadmissible que l’on puisse, dans une ambiance de chasse à courre, condamner un homme avant même que l’instruction ne soit commencée. Rien n’est plus facile de violer le secret de l’instruction en triturant la substance et de mettre uniquement en avant les éléments qui accablent, sans avoir la décence d’interroger ceux qui soutiennent une thèse contraire ». - « Pourquoi ne pas parler de ce témoignage d’une amie? Elle a expliqué que quelques jours avant sa disparition Suzy était au fond du trou et que son état était tel qu’elle avait dit son intention de mettre fin à ses jours? Il y a encore du travail d’enquête à faire ». - « Dans ces auditions, la famille même de Suzy parle d’endoctrinement sectaire, de drogue, de dépression, rappelle Georges Catala. Aujourd’hui, ceux-là même qui mettaient en avant une série de pistes, voire l’innocence de Jacques Viguier, vendent des photos à Paris-Match ». G. R. Souillès précise que l’avocat « a d’ailleurs décidé de porte plainte contre l’hebdomadaire parisien pour son manque de distinction. » Cependant, le rédacteur conclut son article en donnant une nouvelle information puisqu’il mentionne le « sang retrouvé sur une housse de canapé, dans la salle de bains ou sur des chaussures de sport du vice-doyen. Du sang identifié comme étant celui de la disparue et qui laisse entrevoir le pire des scénarios, dans la maison de la rue des Corbières. » (in DdM, 6/06/2000, nous soulignons) - Cette première demande de libération a été rejetée le 14 juin 2000 par la juge Myriam Viargues qui rappelle que « les faits sont graves », qu’il s’agit d’assurer la « conservation des preuves et des indices » et « d’empêcher toute pression sur les témoins ». (in DdM, 15/06/2000) – Dans la foulée, une autre demande a été adressée à la chambre d’accusation de la cour d’appel de Toulouse qui la rejette le 5 juillet 2000.

(b) Deux reconstitutions. La première a lieu le 28 septembre 2000 et se déroule d’abord à la villa de la famille Viguier en l’absence des parties civiles qui protestent contre cette « mise à l’écart ». A cette occasion, Jacques Viguier s’écrie devant les caméras, les photographes et quelques sympathisants réunis devant son domicile : «Je suis innocent, les policiers sont des nazes, regardez ce qu’ils m’ont fait !» Après avoir exploré l’intérieur de la maison, où le prévenu exécute les actions prescrites par Myriam Viargues, le groupe - également composé de Me Catala et de son confrère Henri Leclerc, « ex-président de la Ligue des droits de l’homme, ténor du barreau de Paris récemment appelé dans le dossier », des fonctionnaires du cabinet d’instruction et des forces de police – se rend à la déchetterie de l’avenue des Cosmonautes où le matelas de Suzanne Viguier aurait fini. Et, dans l’après-midi, le prévenu retrouve sa cellule à la prison Saint-Michel. (DdM, 29/06/2000) – La seconde reconstruction intervient le 30 novembre 2000 et concerne le parcours que Jacques Viguier déclare avoir effectué le dimanche matin, 27 février 2000. Voici comment Jean-Louis Galamel décrit la scène : « Sous bonne garde de policiers et de CRS, Jacques Viguier a tout d’abord été conduit sur une petite place à l’arrière du pavillon où il a enfilé un short bleu, un tee-shirt blanc et une paire de tennis. (…) Encadré par deux enquêteurs du SRPJ, à pied, et trois policiers en VTT, Jacques Viguier est parti, peu après 15 heures, de sa maison de la rue des Corbières pour rejoindre, par les rues du quartier du Pont-des-Demoiselles, le boulevard de la Méditerranée longeant le canal du Midi jusqu’à l’échangeur de Lespinet, puis l’avenue des Herbettes avant de regagner le point de départ. » - « En présence du magistrat instructeur, du substitut du procureur, Danielle Ivancich, des avocats de la défense et des parties civiles, Jacques Viguier a bouclé les six kilomètres de parcours en 28 minutes. » A l’issue de cette performance, Me Catala ne cache pas sa joie : « Je pense que la défense a marqué un point. » - « J’ai tenu à faire la démonstration que Jacques Viguier était tout à fait capable de courir trois-quarts d’heure. Elle a été à ce point éclatante que les deux policiers qui l’accompagnaient, ont eu du mal à tenir le rythme. L’un des deux a même dû s’arrêter en cours de route. » - A l’origine de cette seconde reconstitution, il y a bien sûr l’emploi du temps de dimanche matin, que le rédacteur nous rappelle en révélant l’heure précise de l’appel téléphonique (nous soulignons) : « Ce dimanche-là, vers 10 heures, son père était venu chercher les trois enfants du couple. A cette heure-là, Suzanne Viguier était censée dormir sur un canapé clic-clac dans la pièce où elle faisait chambre à part depuis quelque temps. Les enfants partis, Jacques Viguier se serait donc retrouvé seul avec sa femme. Vers 10 h 45, il aurait passé un coup de téléphone à ses parents pour annoncer qu’il serait en retard au repas dominical. Ensuite, il aurait fait ce jogging, seul, avant de revenir vers 11 h 45. (DdM, 1/12/2000).

(c) Le procès contre Paris-Match. Un peu plus tôt, la défense avait marqué un autre point, avec sa victoire en appel contre ce « magazine de l’actualité et des gens célèbres », qui en juin 2000 (n°2663) avait publié un article intitulé « La passion sans foi ni loi du prof de droit », où la rime cherche peut-être à suggérer la cohérence. Sous la forme de questions rhétoriques, le sous-titre de ce papier de quatre pages s’interrogeait : « Jacques Viguier a- t- il assassiné Suzanne ? A- t- il commis un crime parfait ? » Selon le juge des référés, cette publication porte « gravement atteinte à la présomption d’innocence de Jacques Viguier ». Ainsi, comme le rapporte G.R. Souillès : “Dans un arrêt rendu la semaine dernière, la cour d’appel de Toulouse placée sous la présidence de Raymond Exertier a confirmé la décision de juge des référés qui, le 13 septembre dernier, avait condamné l’hebdomadaire parisien Paris-Match à verser 100.000 F [environ 15.000 euros], « à titre de provision sur son préjudice », à Jacques Viguier, le vice-doyen de la faculté de droit, mis en examen pour l’assassinat de son épouse.” De plus, le magazine (i.e. Hachette-Filipacchi) est condamné à « insérer sous astreinte un communiqué fondé sur la présomption d’innocence » et à s’acquitter des « dépens de la procédure d’appel ». (DdM, 9/11/2000).

(d) L’« ami ». Dans l’édition déjà citée du 1er décembre 2000 (b), La Dépêche propose, avec le compte-rendu de la seconde reconstitution, un entretien avec « Olivier, l’ami de Suzy Viguier ». Bernard Davodeau nous présente cet homme et son rôle dans l’affaire (nous soulignons) : « Olivier Durandet, 31 ans, ne se cache plus. Depuis plusieurs mois déjà, il assume sans ambiguïté la relation amoureuse qui le liait à Suzy Viguier, professeur de danse de 38 ans. Personnage clé de l’enquête, il est officiellement le dernier à l’avoir vue vivante au matin du 27 février. » Et le rédacteur confirme ce que nous avions remarqué plus haut : « Dès ses premières auditions par les services de police, Jacques Viguier lui-même a levé les soupçons qui pesaient logiquement sur l’amant de sa femme. En expliquant qu’il avait entendu Suzy rentrer vers 4 h 30, le dimanche matin, il attestait en effet du même coup que son épouse avait bien été ramenée vivante à son domicile, comme l’a lui même déclaré Olivier Durandet aux enquêteurs. » Nous apprenons en outre ceci (nous soulignons) : « après deux ans de relation amoureuse avec Suzy, Olivier Durandet qui habitait près de la maison du couple, dans le quartier des Ormeaux, était un familier. » Nous reviendrons dans la troisième partie sur les propos de cet homme. Résumons pour l’instant les éléments que ses déclarations à la presse apportent : Inquiet, il dit avoir téléphoné dès le dimanche soir, 27 février 2000, à Jacques Viguier, car « elle ne m’avait pas appelé, ce qui n’était jamais arrivé depuis que nous étions amants ». Puis, le lendemain matin, lundi 28 février, il se rend au domicile des Viguier. Là, il est autorisé à fouiller la maison. Il retrouve alors la trousse de toilette de Suzanne Viguier, dont il dit ceci (nous soulignons) : « C’était la trousse dont elle ne se séparait jamais lorsqu’elle se déplaçait. J’ai été surpris de découvrir qu’elle était partie sans le produit avec lequel elle s’humectait les yeux lorsqu’elle portait ses lentilles, ni ses lunettes qui étaient posées à côté. En revanche son étui à lentilles et ses lentilles n’étaient plus là non plus. Ce n’était pas normal car elle ne pouvait porter ses lentilles de contact en permanence, surtout sans produit pour s’adoucir les yeux. Ensuite, j’ai découvert sa 106 stationnée près de la maison ». Contrairement aux affirmations faites plus haut, force est de constater que les lentilles, mais aussi leur boîte, ont disparu. Et la voiture de Suzanne Viguier stationnait près de la maison. En ce qui concerne la procédure, Olivier Durandet dit qu’il a demandé à Jacques Viguier de se renseigner auprès d’un voisin: « Ce policier lui a expliqué qu’il avait le choix entre simplement signaler la disparition de son épouse, ce qui ne déclenche pas immédiatement une enquête. Ou bien lancer une recherche dans l’intérêt des familles ce qui est beaucoup plus efficace. A ma grande surprise, il a attendu le mercredi matin [1er mars] pour finalement se contenter de signaler la disparition de sa femme ». Pour ce qui est de la plainte déposée le mercredi 8 mars 2000, Olivier Durandet rapporte les propos d’un enquêteur. Convoqué ce matin-là au commissariat, Jacques Viguier « a été entendu pendant trois heures avant de finalement céder à la demande pressante de la police qui lui a demandé d’engager la procédure pour que la PJ puisse commencer ses investigations ». - C’est sur cette phrase que cet entretien se conclut (in DdM, 1/12/2000).

7. Le jeudi soir, 15 février 2001 (J+353), Jacques Viguier sort de prison. Dans son édition du 17 février qui commente cette libération, La Dépêche titre : « Y aura-t-il une jurisprudence Viguier ? » Jean Cohadon rapporte ceci : “Mardi, le président Philippe Bellemer et ses deux assesseurs « habituels », les conseillers Girot et Coleno, ont une nouvelle fois entendu les explications de Me Guy Debuisson, pour la partie civile, du parquet général représenté par Jean-Jacques Igniacio, et de Me Henri Leclerc [le second avocat de la défense]. Une audience sans réelle surprise, sans véritables faits nouveaux, et qui s’est tenue en l’absence de Jacques Viguier. La surprise a pourtant eu lieu jeudi, prenant de court tout le monde, y compris les propres avocats du vice-doyen. » Et le rédacteur de s’interroger : “Alors comment interpréter cette remise en liberté malgré, l’arrêt le souligne, « des indices graves et concordants au regard de la culpabilité » de Jacques Viguier ?” Me Guy Debuisson donne ce commentaire de la situation : « Dans la mesure où, maintenant, des décisions d’élargissement sont prises par les magistrats dans les affaires les plus graves qui existent, en l’espèce un assassinat alors qu’il est reconnu qu’il existe des éléments de culpabilité, je ne vois pas comment on va pouvoir justifier l’incarcération, ou le maintien en détention, dans des dossiers classiques ». La déclaration anonyme de l’un des « avocats pénalistes habitués de la chambre de l’instruction » est également citée: « « Si cette remise en liberté s’appuie sur la présomption d’innocence, alors bravo! M. Viguier a des garanties de représentation, sa remise en liberté ne nuit pas à l’instruction, il ne va pas s’enfuir donc, on le relâche. Très bien. Mais, demain, il faudra aussi appliquer les mêmes principes aux prévenus moins médiatiques ». Un autre avocat toulousain, le très réputé Me Christian Etelin, abonde dans ce sens: «La présomption d’innocence, la détention provisoire, vont-elles être appliquées de manière identique que l’on soit vice-doyen de la faculté ou jeune garçon sans formation ni travail?». Et l’expression « jurisprudence Viguier » est née. - Dans cette même édition, B. Davodeau signe un papier qu’il intitule « Jacques Viguier plaide sa cause par défaut » où il écrit ceci (nous soulignons) : “Suzy Viguier a probablement été assassinée mais son corps n’a jamais été retrouvé. Du coup, Jacques Viguier et ses deux défenseurs Me Georges Catala et Me Henri Leclerc exploitent les zones d’ombre du dossier pour démonter « la mécanique d’horlogerie » de l’accusation. La méthode, qui fait constamment référence à la présomption d’innocence vient d’aboutir à la remise en liberté du prof de droit. Dans cette démonstration par défaut, la défense a été largement aidée par les conclusions récentes des deux psychiatres parisiens. Après analyse des dépositions de chacune des parties, ces experts réfutent en effet totalement l’accusation d’assassinat qui pèse sur Jacques Viguier. Deuxième élément nouveau brandi par la défense : les appels téléphoniques passés par Jacques Viguier et ses proches au cours des huit jours suivant la disparition de Suzy Viguier. Pour Me Catala, « ces appels ont permis de retracer précisément l’itinéraire de tous les protagonistes sans établir pour autant la culpabilité de Jacques Viguier »” Le rédacteur continue ensuite de citer l’avocat de la défense qui cherche à réinterpréter les éléments matériels sur lesquels repose l’accusation. A propos des traces de sang repérées dans la maison des Viguier, Me Catala dit : « d’éminents professeurs ont démontré qu’il [Jacques Viguier] saignait du nez sans arrêt ». L’avocat évoque également les autres traces, et il apporte un élément nouveau (que nous soulignons) : « quelques gouttes du sang de Suzy Viguier, plus quelques traces d’ADN appartenant à une tierce personne qui n’est ni Jacques Viguier, ni son épouse ». En ce qui concerne le matelas, Me Catala précise la position de son client : « S’il a détruit ce matelas, c’est avant tout pour oublier les relations sexuelles entretenues par son épouse et son amant sur ce lit ». Deux autres points sont également précisés (nous soulignons) : En « dépit d’un genou opéré quelques années plus tôt », Jacques Viguier « a pu courir pendant trois-quarts d’heure le matin de la disparition de son épouse ». Et, selon l’avocat, les « effets personnels » retrouvés au domicile de la disparue témoignent de la « bonne foi » de son client qui « n’a pas cherché à camoufler la disparition de sa femme ». - Ce dossier comporte également les réactions de la partie civile, indignée, et cette déclaration que le contexte permet d’attribuer à Me Guy Debuisson, qui apporte une précision (nous soulignons) : « Quand M. Viguier et Olivier, l’ami de Suzy, fouillent la maison le lundi [28 février 2000], ils découvrent la trousse de toilette dont ne se séparait jamais Suzy. Mais pas son sac. Trois jours plus tard, il réapparaît au fond d’une armoire. C’est logique. Chacun sait que les femmes rangent consciencieusement leur sac à main au fond d’une armoire… » Interrogés par le journal, les « proches » de la disparue – Olivier Durandet et les sœurs de Suzanne Viguier – répètent leur position à propos de la « piste de la fugue » : « Impossible en restant si longtemps sans prévenir les enfants ». Et pour ce qui est du projet de divorce : « Ils allaient se séparer. Lui n’a pas supporté ». Puis, au sujet du matelas, l’une des sœurs de la disparue affirme : « J’ai dormi avec mon mari sur ce canapé clic-clac un mois et demi avant la disparition de Suzy, début janvier. Une excellente nuit. La thèse du cadeau surprise, c’est du n’importe quoi!» Et, convaincu de l’assassinat de la disparue, Me Guy Debuisson fait remarquer ceci : « Quand les magistrats de la chambre de l’instruction indiquent que la détention de M. Viguier ne s’impose plus par rapport à l’avancée de l’instruction, ils oublient un peu vite le corps de Suzy Viguier. Une preuve matérielle très importante ». Et le papier signé « J. C . » - qui s’intitule “La famille de Suzy : des indices «graves et concordants de culpabilité»” – se termine sur cette phrase : « Un corps que tout le monde cherche depuis presque un an. Avant la comparution de Jacques Viguier devant la cour d’assises, il peut encore être retrouvé… » - Le dossier comprend encore un article où l’on évoque la reprise possible des cours de droit public que Jacques Viguier, spécialiste du droit du cinéma, assure à l’Université des Sciences Sociales de Toulouse-1, et le rappel d’une « longue » déclaration faite « fin septembre 2000 » et signée notamment par le « professeur Serge Regourd [déjà mentionné dans la première partie, ci-dessus] et Henry Roussillon, le doyen de la fac de droit », dont La Dépêche avait alors publié « l’essentiel ». N’ayant pas réussi à retrouver ce texte sur le site du journal, nous citons les extraits qui en sont donnés dans la présente édition (DdM, 17/02/2001) : « Ce serait faire insulte aux principes et valeurs que nous avons mission d’enseigner que de garder plus longtemps le silence ». La déclaration demandait la libération de Jacques Viguier aux motifs suivants : « Pas de corps de la ”victime”, donc pas de certitude de mort, pas d’arme du crime ni d’hypothèses quant aux modalités de celui-ci, pas d’aveux, pas de preuves, pas de témoins, pas de réel mobile. Les conditions de cette détention provisoire ne peuvent laisser indifférents les professeurs de droit que nous sommes ». Et de rappeler ceci : « Lorsqu’en 1789, les révolutionnaires voulurent en finir avec l’arbitraire de l’Ancien régime, ils proclamèrent le principe de sûreté personnelle et celui de la présomption d’innocence ». Puis de conclure : « en réalité, chacun sent bien que la détention provisoire ne peut s’expliquer ici, que par une présomption de culpabilité implicitement portée contre Jacques Viguier ».

Mais le dossier du 17 février 2001 comporte surtout une déclaration de Jaques Viguier lui-même, qui ne souhaitait pas accorder l’entretien sollicité par le journal à sa sortie de prison. Voici son texte :

« Après plus de neuf mois de détention, un arrêt de justice vient de me rendre la liberté. - Cette décision démontre d’ores et déjà que les éléments avancés contre moi sont beaucoup plus fragiles que certains l’avaient proclamé. - J’avais été désigné comme le coupable idéal ! Il s’agit d’une première étape de la reconnaissance de mon innocence. - Je suis sollicité aujourd’hui par les médias, y compris par ceux qui m’avaient condamné sans appel auprès de l’opinion publique. - Mais la dureté de mon emprisonnement et ma situation de mis en examen ne m’autorisent pas à un débat public. - Malgré ce que je viens d’endurer, je continue à espérer en la justice et c’est devant elle que je m’expliquerai. - Nombre d’éléments propagés contre moi ne sont que des contrevérités que ma défense fera éclater. - Deux soucis essentiels m’animent aujourd’hui : exiger que la vérité se fasse jour et que l’interrogation dramatique provoquée par la disparition de la mère de mes enfants soit enfin élucidée ; retrouver mes trois enfants et les protéger contre toute nouvelle meurtrissure. - Jacques Viguier. »

9. Le 27 février 2004 (J+4ans), la Dépêche du Midi commémore la disparition de Suzanne Viguier avec un grand article qui résume l’instruction tout en apportant quelques éléments nouveaux. Voici ce qu’écrit Gilles-R. Souillès, lorsqu’il évoque les « éléments troublants » (nous soulignons) : « le signalement tardif de la disparition de Suzy, déclarée trois jours après par Jacques Viguier ; son emploi du temps du dimanche matin ; la procédure de divorce envisagée par Suzy ; la voiture de la victime restée garée devant le garage. Seul son téléphone portable a disparu… et ses papiers retrouvés quelques jours plus tard. Une découverte dont on ne prendra connaissance bizarrement qu’un an après avec leur réapparition aux objets trouvés dans des circonstances qui n’ont pas été clairement cernées par les policiers. » C’est là un inventaire tout aussi troublant que les éléments matériels dont il est question. Le rédacteur rappelle ensuite les « charges retenues » contre Jacques Viguier, qui tiennent en « deux points principaux : le matelas qu’il a détruit dans une déchetterie avant les perquisitions, et les traces de sang relevées dans la salle de bain, sur la housse du canapé ou sur les chaussures retrouvées dans sa voiture à côté d’un chiffon également taché de sang. Du sang attribué à Suzy et son mari. » Dans cette façon de présenter les choses, on peut se demander où se trouve précisément le sang de la disparue. Par ailleurs, on apprend que Me Georges Catala « a obtenu une expertise pour déterminer l’origine humaine ou animale de certaines traces de sang. Le rapport n’a pas encore été rendu. » G.R. Souillès nous précise enfin que «l’instruction menée par la juge Myriam Viargues est pratiquement bouclée. En l’état du dossier la magistrate a l’intention de renvoyer Jacques Viguier devant la cour d’assises. » Le journal nous parle ensuite de la vie actuelle que mène Jacques Viguier : il a repris l’enseignement du droit public à l’Université de Toulouse, et il continue d’occuper sa villa avec ses trois enfants et une « nouvelle compagne ». D’ailleurs, les journalistes ont rencontré l’homme «brisé mais révolté », les « yeux brillants de larmes », dont ils rapportent ces propos : « J’ai un profond sentiment de tristesse et de lassitude, confie-t-il. C’est une souffrance absolue, surtout pour les enfants. Ils ont confiance en moi et je leur dis tout. Que leur mère a décidé de partir ou qu’elle a été tuée. C’est terrible de ne pas pouvoir leur donner d’explication. On a fait de moi le coupable idéal. Je me suis sans doute mal défendu mais je n’ai jamais voulu accabler ma femme. Il faudrait que l’on se donne les moyens d’enquêter sur toutes les hypothèses mais le temps passant, tout devient de plus en plus difficile. Ma remise en liberté par la cour d’appel est pour moi un brevet d’innocence. Je n’imagine pas être jugé pour quelque chose que je n’ai pas fait. Un procès ne résoudrait rien. Savoir que ce n’est pas moi ne sera pas suffisant. Je veux savoir la vérité ». – Le journal nous apprend également la création de l’association « Vérité pour Suzy, qui s’est constituée partie civile ». Les journalistes de La Dépêche ont rencontré Hélène, l’une des sœurs de la disparue, qui parle de la thèse du départ volontaire : « C’est impossible, elle était trop proche de ses trois enfants et la danse était sa passion, se souvient-elle, c’était une mère poule. Aujourd’hui c’est comme aux premiers jours. Son absence, le spectre de sa mort, nous bouffe. Si on ne nous la rend pas, on ne fera jamais notre deuil. J’ai essayé de prendre du recul mais même mon fils craint le retour de cette date du 27 février. On a toujours hâte que ce moment soit passé. Maintenant on veut et on attend un procès d’assises. On veut des explications, celles qu’il avance, ça ne va pas. Il y a plein de contradictions. Quand elle l’a libéré, la chambre de l’instruction a souligné qu’il existait des indices graves et concordants de culpabilité. On veut la vérité. Le plus difficile c’est qu’on puisse salir Suzy comme l’a fait récemment un livre [à savoir Contre-enquête : l’affaire Viguier, de Dominique Labarrière, éd de La Table ronde, 2003] en la faisant passer pour une femme de mauvaise vie. Je ne la mets pas sur un piédestal, mais c’est trop simple de dire du mal des gens quand ils ne sont pas là pour se défendre ».

10. Le 22 février 2007 à 14 heures (J+7ans), la décision finit par tomber après un long bras de fer judiciaire entre l’accusation et la défense, sur lequel nous n’insisterons pas ici : Jacques Viguier sera jugé par la cour d’Assises de Haute-Garonne. Mais il faudra encore attendre le 1er novembre 2007 pour apprendre que le procès aura lieu «à la rentrée » 2008. Et ce n’est que le 23 octobre 2008 que l’on annonce la date exacte du procès, qui doit s’ouvrir le lundi 8 décembre 2008 et durer en principe une semaine. - Or, reporté par le président Cousté, il se tiendra finalement entre le 20 et le 30 avril 2009 (voir ci-dessous, V).

 

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