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SKARLET : “Disparition. Étude d’un fait divers” (1)

 

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Avertissement

 

 

Notre projet est de documenter une affaire judiciaire - dont a priori on sait peu de choses - à partir des éléments disponibles sur Internet. Les quatre premières parties de cette analyse ont été écrites (et publiées) avant que l’affaire ne soit jugée (novembre 2008). Initialement prévu pour le 8 décembre 2008, le début des audiences a été reporté au 20 avril 2009. Le prévenu est accusé de meurtre. Il convient cependant de rappeler que “toute personne suspectée ou poursuivie est présumée innocente tant que sa culpabilité n’a pas été établie”, comme le prescrit le code pénal français en application de la Convention européenne des Droits de l’Homme de 1950. Or certains rédacteurs de presse, qui interprètent - et “jugent” - cette affaire à partir d’un faisceau relativement mince d’éléments matériels et d’évidences, ne semblent pas avoir pleinement conscience du droit de l’accusé à la présomption d’innocence. Avec la visibilité permanente que leur confèrent les nouveaux médias, certaines des positions prises pourraient en outre exercer une influence - peut-être infime - sur le déroulement même du procès et la conviction intime de ceux qui seront dans quelque temps appelés à trancher sur l’innocence ou la culpabilité d’un homme. La présente étude s’entend donc comme un essai de lecture critique de ces textes librement accessibles en ligne, car l’autorité de la chose publiée ne doit pas empiéter sur celle de la chose jugée.

 

Première Partie

 

Le 8 décembre 2008 [en fait le 20 avril 2009] doit s’ouvrir, aux Assises de Toulouse, le procès de Jacques Viguier, professeur de droit public à l’Université des Sciences Sociales, accusé d’avoir tué son épouse Suzanne, enseignant la danse, dont on est sans nouvelles depuis sa disparition, le dimanche 27 février 2000. Selon toute évidence, elle comptait demander le divorce et la garde des trois enfants qu’elle a eus avec son mari, en invoquant les infidélités de celui-ci. Mais il semble qu’elle entretenait de son côté une liaison amoureuse avec un certain Olivier, présenté comme “l’ami de la famille”. Voici tout d’abord trois “chronologies” résumant les éléments de l’affaire, qui ont été rendus publics :

1. Citons en premier l’article signé Pascal Michel, mis en ligne sur le site affaires-criminelles.com (sans date) qui, selon le moteur de recherche Google, fait partie des pages les plus consultées (“vues) sur cette affaire. Nous en retiendrons surtout l’exposé des faits (et soulignons en donnant quelques précisions entre crochets) : “(…) Le samedi 26 février 2000, Suzanne [Viguier] quitte Toulouse [son domicile] en compagnie de son amant [Olivier] pour participer à un tournoi de tarot [à Saint-Orens, en banlieue toulousaine, selon La Dépêche du Midi ; à Montauban dans le quartier de Falguières, comme il sera dit plus tard ]. - Le dimanche 27 février 2000, Olivier la dépose chez elle à 4 heures 30 du matin. Avant de le quitter, elle lui donne rendez-vous le dimanche après-midi à 14 heures [il s’agit d’un rendez-vous téléphonique]. Jacques Viguier entend des pas dans l’escalier [confirmant ainsi les dires d’Olivier] et se dit que c’est son épouse qui monte se coucher. A 8 heures 30, il se lève et aperçoit la silhouette de sa femme endormie par la porte entrebâillée. Ses enfants vont passer la journée chez leurs grands-parents où il les dépose vers 10 heures [en vérité, c’est leur grand-père paternel qui vient les chercher]. Entre 10 heures [!] et 12 heures 30, le couple Viguier est seul dans la maison. Jacques déclare être parti faire un jogging à 10 heures 45. Vers 11 heures 30, il rentre chez lui et se prépare pour rejoindre ses enfants chez ses parents aux alentours de 12 heures 30. (…) A 20 heures 45, il [Olivier] téléphone à Jacques Viguier qui lui affirme qu’il n’a lui non plus aucune nouvelle de son épouse. - Le lendemain [lundi] dès 9 heures l’amant se rend au domicile des Viguier. (…) En compagnie de Jacques Viguier, il découvre les lunettes de sa maitresse dans la salle de bains. (…) Il propose alors au mari d’alerter la police mais celui-ci n’est pas convaincu [?]. - Ce n’est que trois jours plus tard [à compter de dimanche], le [mercredi] 1er mars, que le professeur de droit va déclarer la disparition de sa femme à la police.” Pascal Michel évoque ensuite l’attitude - “indifférente” - de J. Viguier, qui aurait éveillé les soupçons des policiers : ils recherchent en vain un témoin de la course à pied que J. Viguier déclare avoir effectuée le dimanche matin. Puis : “Douze jours après la disparition [le 10 mars], les policiers [du SRPJ mandatés par la juge d’instruction Myriam Viargues, en charge du dossier] perquisitionnent le domicile du couple. Ils retrouvent le sac de la disparue au fond d’une armoire [J. Viguier l’aurait lui-même retrouvé la veille, omettant de le signaler aux enquêteurs]. A l’intérieur se trouve son trousseau de clés. Or, le mari et l’amant le confirment, la maison est restée fermée à clé tout le dimanche.” En outre, des “microtraces” de sang sont repérées: “Jacques Viguier déclare que sa femme s’est blessée en jardinant et qu’il souffre (…) de fréquents saignements de nez. C’est en constatant que M. Viguier s’est débarrassé du matelas sur lequel dormait son épouse que les policiers vont le placer en garde à vue [pendant 40 heures, dès la fin de la perquisition]. Au sujet du matelas, il déclare l’avoir jeté dans une déchetterie la veille de la perquisition de son domicile.” Puis : “Le 10 mai 2000, Jacques Viguier est mis en examen pour assassinat et incarcéré.” [La date exacte est le 11 mai 2000 : ce jour-là,  J. Viguier est entendu 11 heures durant par Myriam Viargues, puis mis en examen pour assassinat et placé en détention provisoire à la prison Saint-Michel de Toulouse.] Des recherches sont alors organisées pour retrouver le corps de la disparue. Sans résultat. Et le 15 février 2001, quelque neuf mois plus tard, Jacques Viguier, qui continue de protester de son innocence, retrouve la liberté. - La défense du professeur de droit est assurée par un avocat toulousain de renom, maître Catala (rejoint plus tard par Me Henri Leclerc, l’ancien président de la ligue des Droits de l’Homme). Il insiste sur le rôle d’Olivier dans cette affaire, car “le 1er mars 2000, il s’est présenté à la police [,] après que Jacques Viguier fut venu déclarer la disparition de son épouse [,] et n’a pas hésité à l’accuser du meurtre de Suzanne sans apporter aucune preuve.” Pascal Michel relate encore ceci : Olivier “organise quelques semaines après la disparition, une réunion au club de danse [?] de sa maîtresse [Suzanne Viguier donnait des cours de danse au foyer rural de Baziège et à Villefranche-de-Lauragais (salle “Jules et Gym”), respectivement à une vingtaine et une quarantaine de kilomètres au Sud de Toulouse] au cours de laquelle il dit qu’il fera tout pour jeter Jacques Viguier en prison.” Puis le rédacteur parle d’une “rumeur publique [qui] décrit Jacques Viguier comme un assassin démoniaque. A l’origine de cette rumeur, son admiration pour le maître du suspense Alfred Hitchcock et une prétendue conférence sur le crime parfait qu’il aurait donné à l’université. Vérification faite, il n’y a jamais eu de cours sur ce thème à la faculté.” L'article énonce ensuite un certain nombre d’arguments de la défense, qui privilégie la thèse de la fugue ou de la “mauvaise rencontre”. Quatre arguments sont évoqués: (a) si les lunettes de Suzanne Viguier ont été retrouvées à son domicile, ses verres de contact manquent [ce qui n’est pas vraiment un argument en faveur de la défense] ; (b) selon J. Viguier et le propriétaire précédent de sa villa, il existerait six trousseaux de clefs, et non cinq (comme le pensent les enquêteurs) [là encore, il est difficile d’établir le nombre exact de clefs puisqu’il est facile d’en fabriquer des doubles] ; (c) si la voiture de S. Viguier était toujours là, une “voisine témoigne avoir vu le matin de la disparition un taxi prendre en charge une jeune femme devant la résidence des Viguier” ; (d) “trois semaines” après sa disparition, les papiers d’identité de S. Viguier sont retrouvés à Toulouse [par des policiers restés anonymes, n’importe qui ayant pu les déposer en ville, y compris un éventuel assassin]. - En conclusion de son article, le rédacteur reformule la thèse de la défense: “Elle aurait pu faire une mauvaise rencontre, peut-être dans le cadre de ses activités au cabaret transformiste [elle réglait certains spectacles au Crazy Moon, mais cela remontait à 1995 ou 1996, selon la déposition du commissaire Saby, lors du procès d'avril 2009], lieu parfois fréquenté par des personnes peu recommandables [ou bien elle] aurait pu choisir d’en finir.”

Le récit de cette affaire par P. Michel fait apparaître certaines inexactitudes, omissions et incohérences, qui invitent les lecteurs à la spéculation et à la mystification. On peut déjà remarquer que la forme invariablement réaliste de ces récits tend à présenter - implicitement - comme faits établis certains éléments qui reposent sur des déclarations impossibles à vérifier ("il se lève et aperçoit la silhouette de sa femme endormie par la porte entrebâillée"), voire sur de simples spéculations ou des contre-vérités ("Ses enfants vont passer la journée chez leurs grands-parents où il les dépose vers 10 heures"). Dans ces conditions, il est difficile de se faire une idée précise du déroulement des événements.

2. Voici maintenant une deuxième “chronologie” qui, dans l’attente du procès imminent, est en ligne sur le site du journal La Dépêche du Midi qui “couvre” cette affaire depuis le début (le premier article, intitulé Mystérieuse disparition d’une professeur de danse, date du 18 mars 2000) :

Dimanche 27 février [2000] : la disparition de Suzy Viguier, 38 ans, de son domicile toulousain du quartier de la Terrasse, est constatée par son mari. La jeune femme était rentrée vers 4h30 du matin, après avoir passé la soirée avec son amant [Olivier]. Elle devait appeler ce dernier à 14h et ne l’a jamais fait. Jacques Viguier doit déjeuner chez ses parents qui ont pris les enfants pour les vacances scolaires [!], il les rejoint à 12h45. Entre temps, il dit avoir fait un jogging. - 1er mars : Jacques Viguier signale la disparition de sa femme au commissariat. Selon lui, il ne se serait pas inquiété, sa femme ayant coutume de passer des vacances séparées et de quitter le domicile sans toujours le prévenir. Le couple vivait une séparation de fait, tout en habitant dans la même maison, chacun d’eux ayant une vie affective ailleurs. Suzy Viguier aurait d’ailleurs envisagé de demander le divorce et pris rendez-vous avec un avocat. - 8 mars : Jacques Viguier dépose plainte pour enlèvement et séquestration. On ne retrouvera jamais Suzy Viguier [!]. - 10 mars : Première perquisition à son domicile. Les enquêteurs découvrent quelques infimes traces de sang dans la maison, en particulier dans la salle de bains. Jacques Viguier reconnaît s’être débarrassé du matelas d’un canapé clic-clac sur lequel sa femme avait dormi. Un élément qui alimentera les soupçons des policiers. Ce matelas ne sera pas retrouvé. Selon Jacques Viguier, il s’est débarrassé d’un objet symbolisant les infidélités de Suzy. Les policiers constatent également que la jeune femme a laissé dans la maison ses lunettes (elle porte des lentilles) et son sac à main. Son portefeuille est retrouvé plus tard aux objets trouvés. - 11 mai 2000 : Jacques Viguier est emprisonné à l’issue d’une garde à vue [!]. - 15 février 2001 : il est remis en liberté après neuf mois de détention. Il retrouve la garde de ses enfants, entre temps confiés à ses parents. - 22 février 2007 : renvoi de l’affaire devant la cour d’assises. - 8 décembre 2008  : début du procès de Jacques Viguier devant la cour d’assises de Toulouse. Ce procès sera l’un des premiers à se tenir dans les locaux de la Cour d’Assises, rénovée, place du Salin. Il devrait durer une semaine [!].”

Cette chronologie a été publiée le 8 novembre 2008, précédée d’un entretien avec l’accusé, sur lequel nous reviendrons. On y trouve également deux erreurs ou, si l’on préfère, deux raccourcis” trompeurs. Le récit dit que “Jacques Viguier doit déjeuner chez ses parents qui ont pris les enfants pour les vacances scolaires. En vérité, son père passe les prendre le dimanche matin à 10 heures et, le soir même, J. Viguier rentre à son domicile en compagnie de ses trois enfants. D’autre part, il n’a pas été mis en détention provisoire après sa garde à vue (le 13 mars 2000) mais après 11 heures d’audition et une mise en examen pour assassinat par la juge d’instruction Myriam Viargues le 11 mai 2000. Et puis, il ne faut jurer de rien : en effet, le début du procès sera reporté du 8 décembre 2008 au 20 avril 2009 et ne durera pas une mais deux semaines. On remarque ici qu’un événement, qui a certes une forte probabilité de se produire, est intégré dans le récit comme s’il avait déjà eu lieu. Dans la même veine, cette assertion qui cherche de toute évidence à produire une intensité dramatique : “On ne retrouvera jamais Suzy Viguier !

3. Une autre chronologie avait été livrée sur le site du même journal, le 27 février 2007, à l’occasion du renvoi de l’affaire devant les Assises. On y apprend quelques éléments supplémentaires (de procédure), que nous soulignons : “Dimanche 27 février 2000 : Disparition de Suzanne Viguier, 39 ans [sic], du domicile conjugal, rue des Corbières à Toulouse. - 1er mars : Jacques Viguier déclare la disparition de sa femme au commissariat de l’Ormeau. - 8 mars : Il dépose plainte contre X pour enlèvement et séquestration. Le lendemain [9 mars], une information judiciaire est ouverte pour séquestration arbitraire. - 10 mars : Première perquisition de la PJ. La veille, Jacques Viguier a jeté le matelas où a dormi Suzy. - 12 et 13 mars : Jacques Viguier est placé en garde à vue pendant 40 heures au SRPJ. - 21 mars : Jacques Viguier se constitue partie civile. Sa mère et les sœurs de Suzy également. - 20 avril : Les bois de Mervilla et Vigoulet-Auzil sont fouillés [“Le 20 avril, ayant acquis la conviction que Suzy Viguier n’était plus en vie, les enquêteurs, assistés de 130 CRS et gardes forestiers, ont ratissé les bois de Mervilla et Vigoulet-Auzil, sur les coteaux de l’est toulousain, où Jacques Viguier avait l’habitude de chasser, pour tenter de retrouver le corps. Ces recherches ont été infructueuses. La Dépêche du Midi, 12 mai 2000]. - 11 mai : Jacques Viguier est mis en examen pour assassinat après une audition qui a duré onze heures dans le bureau de la juge d’instruction Myriam Viargues [et placé en détention]. - 28 septembre : Première reconstitution. - 30 novembre : Deuxième reconstitution. Jacques Viguier effectue le footing qu’il déclare avoir fait le matin de la disparition de Suzy. - 15 février 2001 : Jacques Viguier est libéré après neuf mois de détention provisoire. - 22 février et 8 mars : Fouilles dans l’Ariège et au parc du Confluent. - 5 janvier 2005 : Jacques Viguier est renvoyé pour meurtre devant les assises par le juge d’instruction Philippe Guichard. - 11 janvier 2005 : Ses avocats font appel de cette ordonnance. - 19 mai 2005 : La chambre de l’instruction ordonne des suppléments d’information. - 14 décembre 2006 : Nouvelle audience de la chambre de l’instruction. Le parquet général plaide le renvoi du professeur de droit devant les assises.” Et, ce 23 février 2007, La Dépêche titre : “Justice. Viguier devant les assises. La chambre de l’instruction a rendu hier sa décision, sept ans après la disparition de Suzy.” - L’article signé Jean-Noël Gros débute ainsi (nous soulignons) : “La décision est tombée hier, vers 14 h 30, sous la forme d’un simple fax adressé aux avocats. Jacques Viguier sera jugé devant les assises de la Haute-Garonne pour le meurtre de son épouse, Suzy, qui a disparu le 27 février 2000 de leur domicile de la rue des Corbières, dans le chic quartier de la Terrasse, à Toulouse.”

 

Après avoir pris connaissance du “film des événements”, qui ne permet que de spéculer sur ce qui s’est réellement passé, considérons à présent trois articles de presse aux styles très différents, où l’on remarquera comment les rédacteurs cherchent à intéresser leur public à travers les portraits qu’ils brossent des personnes impliquées, et notamment de Jacques Viguier, mais aussi comment les registres de l’hypothèse criminologique, du profil psychologique ou sociologique et du fantasme personnel leur permettent d’aborder et de rapporter une affaire dont le réel ne peut alors que leur échapper :

 

I. Il est assez surprenant de retrouver, comme sujet d’une épreuve du Diplôme d’Etudes en Langue Française (DELF”), un article intitulé Disparition mystérieuse de la femme d’un universitaire, signé Gilbert Laval, qui avait paru dans le journal Libération le 20 mars 2000, au début de l’affaire donc, et avant l’incarcération de Jacques Viguier [nota : n’ayant pu retrouver cet article sur le site de Libération, où nous apprenons cependant que Gilbert Laval est “correspondant à Toulouse, nous reprenons la version du “DELF mise en ligne ici ici au format .doc]. Voici comment le rédacteur présente les choses (nous citons la totalité de ce papier relativement court et nous soulignons) : “Certaines disparitions sont plus mystérieuses que d’autres. Celle de l’épouse d’un universitaire de la faculté de droit de Toulouse est franchement déroutante. Suzanne Viguier s’est évanouie de son domicile le 27 février au matin, en y abandonnant ses trois enfants, ses lentilles de contact [!] et son sac dans un placard, et son automobile dans l’allée de la villa. Peut-être a-t-elle été victime « d’une secte ou d’un coup de folie », croit son universitaire de mari. Ce n’est en tout cas pas dans cette seule direction que travaillent les enquêteurs. Jacques Viguier dit aujourd’hui espérer que « Suzy va revenir ». « C’est moi, précise-t-il bien, qui ai porté plainte. » - Suzanne Viguier a passé la soirée du samedi 26 février au cercle des « amis du tarot » dans une commune voisine [Montauban est pourtant à une soixantaine de kilomètres de Toulouse]. Et c’est un ami à elle [!], un VRP au chômage qu’elle voyait régulièrement, qui l’a ramenée au matin jusqu’à son domicile. Cet ami était même censé venir y dîner le dimanche soir [?]. Mais il n’a pu la joindre de toute la journée sur son téléphone portable [!]. Ni le lendemain, d’ailleurs. En foi de quoi, ledit VRP au chômage a préféré appeler le commissariat de police: « Y a un truc qui va pas. » Il a expliqué notamment que Suzy Viguier avait loupé, la veille, un rendez-vous avec son avocat en vue de son prochain divorce… [il semble qu'elle voulait d'abord s'informer]. - C’est après un coup de fil des agents de la sécurité [?] à son domicile que Jacques Viguier s’est décidé à prendre le taureau par ses cornes judiciaires. Il s’est donc déplacé jusqu’au commissariat du quartier et y a déposé plainte pour « enlèvement et séquestration ». « Le mari est coopérant », résument les enquêteurs de la criminelle qui l’ont entendu dix jours plus tard. « Témoin important de l’enquête », Jacques Viguier est ressorti libre de ses 40 heures de garde à vue. - Le résultat des perquisitions menées au domicile et au bureau du professeur laisse les agents de la PJ un peu rêveurs. Le couple Viguier faisait chambre à part depuis longtemps. Suzanne dormait dans un canapé pliant, mais dont le matelas avait disparu. « Je l’ai envoyé à la déchetterie, explique Jacques Viguier. Il était vieux. » Quant aux draps, il les a lavés. Les enquêteurs ont relevé que les trois gamins du couple dormaient toujours, eux, dans une literie tachée de vieille date. - En auditionnant par la suite quelques membres de la famille de l’un et de l’autre, ces enquêteurs ont tenté de cerner la vie du couple. Où ils ont eu confirmation auprès de sa sœur que Suzanne Viguier avait de « graves problèmes familiaux ». - Les enquêteurs ont lancé un appel à témoin, signalant une jeune femme mince de 38 ans et 1,65 mètre, aux cheveux mi-longs et châtain clair. Mais ils n’ont visiblement pas épuisé la piste familiale. Elle est quelquefois très dure à suivre… - Les enquêteurs attendent les résultats des analyses des prélèvements effectués sur la literie de la jeune femme. Ils n’écartent aucune hypothèse, «pas même celle d’un rôdeur ». Et les sœurs et le mari de Suzanne Viguier disent ne pas désespérer de « revoir un jour Suzy vivante ». Les inspecteurs de la brigade criminelle voudraient pouvoir partager cet optimisme.”

 

  • À la relecture, on ne peut pas dire que cet article soit un chef d’œuvre d’écriture et de journalisme. On se demande également d’où le rédacteur tient ses informations. Il est probable qu’il a consulté "Olivier". C’est en tout cas lui qui mentionne un téléphone portable, dont il aurait pu être question plus longuement. Par ailleurs, il semblerait qu’aucun proche de Suzanne Viguier n’était au courant de son rendez-vous chez un avocat, le lundi 28 février 2008 (voir ci-dessous). Or, dans cette manière de présenter les choses, on suppose que l’ami Olivier en avait connaissance. Signalons également une erreur qui a fait le tour des rédactions : contrairement à ce qui est affirmé, les lentilles de contact de la disparue manquent. D’autre part, le rédacteur utilise un raccourci un peu étrange pour raconter le dépôt de plainte :  "C’est après un coup de fil des agents de la sécurité [on ne sait pas de qui il s’agit, de policiers probablement] à son domicile que Jacques Viguier s’est décidé à prendre le taureau par ses cornes judiciaires." Et de déposer plainte le 8 mars 2000. Mais, autre inexactitude, ce n’est pas "dix jours", mais trois jours plus tard qu’il est placé en garde à vue après une perquisition à son domicile, ce qui n’est pas sans importance car l’enchaînement de ces événements montre bien la suspicion qui pèse sur J. Viguier. - Il faut concéder que cet article n’est qu’une brève un peu étoffée, avec quelques effets de style peu convaincants, où le journaliste reste cependant assez neutre. En effet, Gilbert Laval ne fait pas état d’une théorie ou d’un jugement personnel sur l’affaire, et il ne s’appuie pas sur un profil psychologique ou certains critères sociologisants, que nous allons retrouver maintenant :

     

     

II. Le 9 novembre 2000, l’hebdomadaire L’Express fait paraître sur son site un long article intitulé Le vice-doyen a-t-il tué sa femme? et signé Henri Haget, qui dresse un portrait impitoyable de l’accusé (nous citons des extraits et soulignons) : “Professeur de droit, amateur de polars, perfectionniste, Jacques Viguier est soupçonné d’avoir tué Susi [!] le 27 février dernier. Mais comment ce maniaque du détail a-t-il pu laisser autant de preuves accablantes? - Jacques Viguier, 42 ans, a la passion des jolies femmes et des jeux de société. Il aime aussi la chasse au gros gibier et les films noirs. (…) Depuis six mois, cet éminent professeur de droit public est incarcéré à la prison Saint-Michel de Toulouse pour un assassinat qu’il nie avoir commis. Le meurtre sans cadavre ni témoin de son épouse, Suzanne, 38 ans, dite «Susi» - «avec un s, précisent ses amis, c’était sa seule coquetterie» - disparue depuis le 27 février, à la veille d’entamer une procédure de divorce à laquelle son mari était farouchement opposé [!]. Un mobile qui a déjà fait ses preuves. (…) Deux anecdotes pour mieux cerner l’étrange personnalité du Pr Viguier, mais aussi le malaise insistant qui plane sur cette affaire aux allures trompeuses de formalité [?]. Au début des années 90, la mode est au Trivial Pursuit (…). Pour occuper les soirées, chez les Viguier, on invite les voisins et on sort les pions. (…) Le maître de maison est incollable. (…) En secret, il a appris les 500 réponses par cœur. Il est comme ça, Jacques Viguier. Depuis toujours. Quand il chasse, près de chez lui, dans les bois de Vieille-Toulouse, ou au gré de ses innombrables missions universitaires à l’étranger, son souci du détail tourne encore à l’obsession [!]. Titulaire d’un permis de chasse en réserve, cet as de la gâchette, lorsqu’il traque les espèces protégées, n’a droit qu’à deux cartouches dans la journée. C’est une de trop. (…) «Quoi qu’il ramène dans sa besace, c’était sa grande fierté, témoigne un compagnon de battue. Je ne l’ai jamais vu se donner le droit à l’erreur.»” - Fort de ces deux “anecdotes” et d’un certain nombre de renseignements personnels qu’il a collectés, le rédacteur va maintenant développer le profil psychologique de Jacques Viguier, établi pour soutenir sa théorie sur l’affaire, qu’il délivre par la même occasion : “A partir de là, deux scénarios s’affrontent. Le premier, à charge, fait du jeune vice-doyen de l’université des sciences sociales de Toulouse un homme dont la vie est une copie d’examen qui ne supporte pas la moindre rature. Fils unique élevé dans le culte de la réussite par des parents enseignants, ancien prodige du concours d’agrégation [il aurait été le plus jeune admis de sa promotion, toutes disciplines confondues - le rédacteur file ici sa métaphore de la “copie d’examen” - or, au moment du 2e procès, on nous annonce - in Le Figaro et La Dépêche datés du 2/03/2010 - que J. Viguier n’aurait eu son agrégation qu’à 32 ans, en 1990], admiré par ses pairs, adulé par ses élèves, le Pr Viguier est un être d’apparences, enfermé dans sa cuirasse d’infaillibilité. Quand il a compris que sa femme voulait divorcer, que, pour la première fois, il ne maîtrisait plus son sujet [!], son monde s’est écroulé. Il n’y avait qu’un moyen de sauver sa réputation. Un moyen radical. Tuer Susi. La perdre définitivement. Mais ne pas perdre la face.”[!] Voilà une théorie osée sur la base des informations proposées. Sans doute conscient de son effet, le rédacteur cherche donc à l’atténuer ou, par un jeu rhétorico-logique assez subtil, à la maintenir tout en l’invalidant : “C’est exactement le même type de raisonnement qui conduit l’avocat de Jacques Viguier à la conclusion inverse et donc à brandir le spectre de l’erreur judiciaire. «Oui, confirme Me Georges Catala, mon client est un homme à la personnalité froide et méthodique, un esprit fin qui ne laisse jamais rien au hasard, un maniaque de l’excellence doté d’une mémoire phénoménale. Jacques Viguier abhorre l’à-peu-près. [!] Comment croire, dès lors, qu’il ait pu commettre une somme d’erreurs aussi grossières que de laisser traîner en évidence une cuvette maculée du sang de la disparue?»” - H. Haget rencontre ensuite le juriste Serge Regourd qui, par le passé, fut le rédacteur en chef d’une “éphémère” revue de cinéma (Ciné-Acteurs) pour laquelle J. Viguier avait rédigé des critiques de films. Aujourd’hui président du comité de soutien à J. Viguier, ce directeur de l’Institut toulousain de droit de la communication se laisse aller à la confidence: “Il [Jacques] connaissait les films de Hitchcock à la virgule près.” Puis les propos de Serge Regourd sont rapportés au style indirect, ce qui permet au journaliste de placer ses propres appréciations : “De temps en temps, il se replonge dans les vieux numéros de Ciné-Acteurs. Deux articles lui ont sauté aux yeux. Ils datent de 1984. Sont signés Viguier. Des exercices de style où l’auteur décortique dans les moindres détails tous les indices qui mènent au criminel dans deux chefs-d’œuvre de sir Alfred: Une femme disparaît et Le Faux Coupable. Un choix d’expert.” Bien entendu, H. Haget s’est également renseigné sur Suzanne Viguier, “jolie brune au corps de ballerine qui enseigne le modern jazz”. Sa source principale d’information semble avoir été Olivier : “[Elle] n’a jamais partagé la passion de son mari pour le cinéma. D’ailleurs, en ce début d’année 2000, elle ne partage plus grand-chose avec lui, si ce n’est l’éducation de leurs trois enfants: Clémence, 10 ans, et les jumeaux Guillaume et Nicolas, 8 ans. Depuis dix-huit mois, le couple fait chambre à part. Susi dort sur un canapé Clic-Clac qu’elle déplie de plus en plus tard, le soir, lorsqu’elle rentre d’un gala de danse dans la banlieue toulousaine ou de ses interminables tournois de tarot, sa nouvelle marotte.” Sans doute, Olivier ne s’est-il pas donné le mauvais rôle dans cet entretien avec H. Haget: “C’est son ami Olivier qui lui a donné ce goût de la compétition, ce goût de la vie, même, quand tout allait mal et qu’elle se voyait finir ses jours en épouse bafouée par un séducteur de campus. Depuis longtemps le Pr Viguier collectionne les aventures avec ses étudiantes en DEA. C’est par le biais d’une maladie sexuellement transmissible que Susi découvre, voilà cinq ans, les faiblesses de cet homme qui lui en imposait tant. Pour se venger, elle couche avec un type qu’elle ne reverra jamais. Juste une nuit. «Quand elle le lui a dit, son mari n’a pas bronché, raconte Olivier. - J’ai envie de te tuer [!], lui a-t-il répondu. Mais, comme c’est ma punition, j’accepte…»” Pour le rédacteur, il n’y a pas de doute: “Olivier Durandet est un personnage clef dans cette histoire. D’abord, il est le confident de Suzanne, le scribe minutieux des bonnes et des mauvaises heures - surtout les mauvaises - du couple Viguier. Puis il devient son amant, au printemps de 1998. Une relation vraie, profonde, qui se construit, presque chaque jour, sous les yeux de Jacques, sans que celui-ci s’inquiète plus que de raison. «Belle maison, belle voiture, belle situation : comment pouvait-il imaginer qu’un jeune type de 32 ans, un peu rondouillard, VRP au chômage, lui avait pris sa femme?» interroge Olivier [!]. En attendant, chez Jacques et Susi, il se sent comme chez lui. Il participe aux discussions, prend part aux repas, joue avec les enfants.” Après ce long exercice de style, le journaliste apporte tout de même une série de précisions matérielles. En voici le résumé: (A) Jacques Viguier n’aurait découvert la liaison de son épouse qu’au moment de sa garde à vue: “il faudra deux bonnes heures aux flics [les enquêteurs du SRPJ de Toulouse] pour le persuader qu’il ne s’agit pas d’une tentative de déstabilisation”. (B) Si Suzanne Viguier était partie en gardant ses lentilles, elle n’avait pas pris sa trousse qui contenait, outre ses lunettes, “l’étui de ses lentilles de contact et leur produit de nettoyage”, retrouvés à son domicile. Or, comme la suite le montrera, cet étui avait également disparu. (C) Si Jacques Viguier semble avoir attendu cinq jours avant de prendre la décision d’appeler les hôpitaux, Olivier l’aura fait dès le premier soir, les “listings de France Télécom l’ont confirmé”. (D) Toutefois, selon Serge Regourd, cette “passivité” s’explique: “Il m’a appelé, moi. J’étais à la montagne, à Super-Besse. Jacques gueulait au téléphone: «Susi s’est encore barrée! Et elle ne prend même pas de nouvelles des gosses…» Suzanne Viguier a disparu le premier week-end des vacances de février. Selon Serge Regourd, son mari était persuadé qu’elle rentrerait à la fin de la semaine. «C’est pour ça, dit-il, que Jacques a maintenu son séminaire à Strasbourg. Il ne voulait pas être là quand elle reviendrait. Car il était certain qu’elle reviendrait.»” (E) Le journaliste précise que S. Viguier avait rendez-vous chez un avocat toulousain le lendemain de sa disparition, le lundi 28 février. Olivier lui dit avoir été le témoin d’une scène qui aurait eu lieu “quelques semaines plus tôt”. Voici les dialogues rapportés: “Suzanne: «Le mieux, c’est qu’on divorce à l’amiable. Tu auras les enfants un week-end sur deux. Peut-être que tu commenceras à les aimer. - Sinon? - Sinon, j’ai des preuves, des témoignages de tes collègues de l’université…» Jacques Viguier n’avait rien répondu. «Mais il est devenu blême», affirme Olivier.” Le rédacteur ajoute cependant que “personne - pas même Olivier, il le reconnaît [voir ci-dessus, l’exposé de G. Laval] - ne savait qu’elle avait rendez-vous ce jour-là [le lundi 28 février chez un avocat pour entamer une procédure de divorce]. La discussion au sujet du divorce remontait à plus d’un mois [sic]. Entre-temps, Suzanne avait préparé un dossier comptabilisant les jours d’absence de son mari - cent dix jours de chasse en 1999 - ses revenus, ses aventures, son patrimoine. Méfiante jusqu’à la paranoïa, elle avait camouflé le tout dans le coffre de sa 106 fermé à clef, sous la roue de secours. Le professeur de droit jure qu’il ignorait tout de l’emploi du temps de son épouse ce lundi 28 février. On imagine mal, en effet, Susi et ses précautions d’agent secret lui révéler que le grand jour était pour le lendemain.” Et de livrer cette conclusion un peu énigmatique: “Les enquêteurs ont peut-être écarté un peu vite la thèse de la coïncidence.” (F) Henri Haget rapporte ensuite - sans citer ses sources - ce que “dit” Jacques Viguier sur la nuit de samedi à dimanche: “«Dans un demi-sommeil, je l’ai entendue rentrer de son tournoi de tarot vers 4 h 30. Ensuite, le matin du dimanche, Clémence est sortie du lit de sa mère. La nuit, il lui arrivait de la rejoindre, alors que les jumeaux couchaient avec moi. Susi est restée endormie dans le Clic-Clac. J’ai vu la forme de son corps, puisque la porte était entrouverte…»” (G) Le journaliste écrit enfin ceci, peut-être pour tempérer ses propos : “de l’avis général, le décès du père de Suzanne Viguier, l’été précédent, l’avait terriblement affectée. Sans être devenue «incontrôlable», comme le prétend son mari, elle connaissait des hauts et bas, tutoyait parfois les abîmes de la dépression. Oui, parce que sa mère, elle-même, témoignera sur procès-verbal de son instabilité chronique: «C’est une personne influençable. Elle aime être sur le devant de la scène. Quand j’ai appris sa disparition, j’ai tout de suite pensé à un endoctrinement sectaire…» Oui, puisque, quelques semaines plus tôt, Susi s’était rendue chez une amie notaire et s’était curieusement inquiétée de savoir si, en cas de malheur, son testament précisait bien que ses enfants devaient être confiés aux parents de Jacques. «Elle avait l’air au fond du trou, soulignera son amie. En la quittant, je lui ai glissé de ne pas faire de conneries.»”

 

  •  Dans son reportage très documenté et plutôt bien écrit, Henri Haget sacrifie implicitement au genre populaire du roman noir. Sans doute cette affaire l’y invite-t-elle. Mais, sur ce terrain-là, sa position de narrateur reste figée. Reflet spéculaire, son “personnage principal” n’est pas décrit dans cette complexité que le rédacteur revendiquerait probablement pour lui-même, et que son lecteur serait en droit d’attendre d’un auteur de romans contemporains, où l’on tend à abandonner le schéma devenu “classique” du bon nigaud et du méchant notable, puisque l’existence fourmille de personnages interlopes, de double-vies, de transformations, à l’image de ces travestis du cabaret que fréquentait la disparue. Sous la plume d’Henri Haget, Jacques Viguier apparaît au contraire comme une personnalité aussi rigide que l’est la position du narrateur, qui le condamne à cette identité figée, établie selon les règles canoniques du “profil psychologique”, afin de pouvoir y asseoir une théorie un peu trop logique pour apporter un élément nouveau. En effet, et le rédacteur nous le fait remarquer, cette théorie basée sur le profil d’un perfectionniste, “maniaque du détail”, admirateur de Hitchcock, peut fonctionner aussi bien à charge qu’à décharge. Elle ne nous amène donc pas plus loin. Ceci dit, et c’est le point crucial, nous ne sommes pas dans le domaine de la fiction littéraire. Lorsque cet article fut écrit, J. Viguier “croupissait en taule”, pour employer le jargon de circonstance : il n’était donc plus ce “notable toulousain” qui, depuis l’affaire Alègre, fait les choux gras de la presse parisienne, mais un pauvre type qui devait faire attention dans un milieu de “durs” et de “matons” pointilleux, où il s’est trouvé parachuté sans aucune expérience de terrain. S’il est reconnu coupable de meurtre, il devrait être en mesure d’assumer sa condition, car il paierait alors le prix que la société réclame pour un tel acte. Or, jusqu’à ce que la preuve ou la démonstration de sa culpabilité soient apportées, cette même société est tenue de le présumer innocent. Mais nous aurons à analyser plus en détail les démarches et attitudes journalistiques qui caractérisent H. Haget et un certain nombre de ses collègues. Ajoutons encore que l'argumentation du rédacteur repose en grande partie sur le rendez-vous pris par la disparue avec un avocat le lundi 28 février 2000 : or il s'agissait sans doute d'un premier entretien informel alors que l'on conjecture et anticipe ici sur la réalité d'une procédure de divorce.

     

III. Ce contexte nous invite à citer in extenso le passage consacré à Jacques Viguier dans un florilège d’affaires criminelles intitulé “La vie d’artiste”, publié sur le site de l’hebdomadaire Marianne le 1er septembre 2007 et signé Clara Dupont-Monod. Voici ce qu’elle écrit (nous soulignons) : “Brun et mince, réputé séducteur, Jacques Viguier, brillant enseignant de droit public et constitutionnel, vice-président du département des sciences sociales de l’université de Toulouse, vient d’être renvoyé devant la cour d’assises de la capitale de la région Midi-Pyrénées pour l’homicide de son épouse, Suzanne Blanch [sic ! - il s’agit de son nom de jeune fille], disparue en 2000. Au fil d’une instruction de sept ans, l’ex-plus jeune agrégé de France [!], passionné de chasse, a déployé avec maestria tous les moyens de procédure lui permettant de poursuivre une vie confortable en compagnie de ses enfants et d’une étudiante devenue sa compagne. A ce jour, il n’a effectué que neuf mois de détention provisoire. «Si la jurisprudence Viguier [cette expression a été forgée lorsque Jacques Viguier fut libéré, le 15 février 2001, sur la base de la présomption d’innocence] s’appliquait à tous, notre maison d’arrêt serait à moitié vide», persifle un avocat toulousain. Devant ses étudiants de faculté médusés, le professeur de droit a même eu le culot de consacrer l’une de ses conférences à l’examen de sa procédure en concluant, énigmatique: «Si j’avais commis un crime, ç’aurait été un crime parfait.» L’accusation, elle, penche plutôt pour une affaire «à la Bernard Cantat», une dispute qui tourne au drame, sans que l’auteur des coups, cette fois, ait le courage d’avouer [en effet, comme le signale Gilles-R. Souillés dans La Dépêche du 27 février 2004, “les poursuites sont requalifiées d’assassinat en meurtre”, i. e. un homicide volontaire sans préméditation]. Car, en 2000, le couple Viguier, formé d’un mari fils unique élevé dans le culte de la réussite et d’une professeur de danse plutôt gaie, n’a déjà plus d’avenir. Lasse des infidélités de son mari cavaleur, - les policiers recenseront 17 maîtresses, - cette mère poule de trois petits veut divorcer. Elle fait chambre à part depuis un an et a pris rendez-vous avec un avocat. A son époux, elle aurait fait croire qu’elle détenait des lettres de ses collègues d’université attestant de son intimité avec des étudiantes. La nuit du lundi 28 février [sic], elle est rentrée tard d’une partie de tarot. L’altercation funeste a-t-elle éclaté en début de matinée? A 10 h 45, Jacques Viguier prévient ses parents qu’il sera en retard pour le déjeuner.” Ce coup de téléphone passé depuis son domicile est en effet un élément matériel important, car il permet à l’accusation et aux parties civiles - les sœurs de Suzanne représentées par Me Guy Debuisson, qui plaident la culpabilité de Jacques Viguier - de mettre en doute son emploi du temps ce dimanche matin (27 février 2000). Mais poursuivons notre lecture: “A l’entendre, il aurait ensuite fait un jogging, - sport qu’il ne pratiquait pas. Peu après, l’enseignant s’est renseigné auprès d’un ami policier sur les procédures de signalement d’une «fugue» avec amant [?]. Il ne préviendra la police que trois jours plus tard. Le mercredi, coup de théâtre, l’amant de Suzanne se présente également au commissariat: il s’agit d’un partenaire de cartes, Olivier Durandet, qui l’a raccompagnée le soir de sa disparition. Décontenancé par cet «outing» [!] et son audition, Viguier porte plainte pour «enlèvement et séquestration». Le lendemain, mystérieusement, le sac de son épouse et ses clés qui avaient disparu, accréditant la thèse d’un départ volontaire, resurgissent, retrouvés par le mari dans un placard [!]. En revanche, le téléphone portable [!], les papiers de la disparue, son portefeuille seront rapportés par un anonyme aux objets trouvés. Dans la maison, dans le coffre de la voiture du professeur, les enquêteurs repèrent des micros tachés [sic ! - il fallait sans doute lire “micro-taches”] de sang. Une baby-sitter signale une baignoire maculée [!]. Surtout, Jacques Viguier peine à expliquer pourquoi il s’est débarrassé dans une décharge du matelas du canapé clic-clac sur lequel campait depuis des mois [!] son épouse. D’autant que ce dépotoir a, peu après, été dévasté par un incendie d’origine inconnue, qui a rendu impossible l’examen du meuble [sic]. Viguier, lui, jure qu’il voulait se débarrasser du symbole d’une vie conjugale malheureuse. Emouvant ! [!] - Mis en examen pour homicide, l’universitaire a minutieusement préparé la reconstitution de son emploi du temps le matin de la disparition de Suzanne. Bien qu’il ait souffert de douleurs au genou [plusieurs années auparavant], il sèmera à cette occasion, sur une boucle de 6 km, deux coureurs de demi-fond quasi professionnels, sauvant ainsi la cohérence de ses dires. - Sa défense multiplie les pistes alternatives au meurtre. Suzanne, énonce-t-elle [sic], aurait pu partir dans une secte. Ses prétendus liens avec les «milieux de la nuit», notamment un cabaret de transformistes toulousains, sont évoqués. Contacté par Marianne, l’avocat de Viguier, Me Catala, ne nous a jamais rappelés. Son client, lui, a déclaré avoir renoncé à se pourvoir en cassation contre sa mise en accusation, afin de «faire éclater son innocence et mettre fin à sept années de cauchemar». A la barre des assises, devant le jury, il devra, au printemps 2008 [sic], jouer une très forte partie. Jugé coupable, il risque vingt ans de prison pour avoir nié le meurtre de son épouse et privé sa famille d’une tombe sur laquelle elle pourrait se recueillir. S’il parvient à faire douter les jurés, il poursuivra sa carrière de juriste…”

  • Les inexactitudes et incohérences - ou encore le comique involontaire - de ce passage consacré à J. Viguier peuvent s’expliquer, si l’on considère le contexte dans lequel il s’inscrit, puisqu’il s’agit de l’exposition plus ou moins sommaire d’une série d’affaires criminelles, qui emprunte son titre à un film de Marc Fitoussi (La Vie d’Artiste sorti le 5 septembre 2007 sur les écrans français). Dans le premier paragraphe, la rédactrice évoque brièvement ce film, qui semble lui servir de prétexte pour relater ensuite, sans aucune transition, neuf intrigues judiciaires, dont celle de J. Viguier qui figure en avant-dernière position. Toutefois, cette suite de “faits divers” ne comporte ni introduction ni motivation ni conclusion : sans problématisation, sans fil conducteur et sans esprit critique, la rédactrice livre une compilation de rapports existants pour y asseoir une série de réflexions dont la finesse n’est pas le trait dominant. Le passage sur J. Viguier - intitulé «Si j’avais commis un crime, ce serait un crime parfait» - est précédé d’une série d’interrogations qui semblent également concerner la section finale de l’article, consacré à Agnès Leroux (nous soulignons et ajoutons quelques points d’interrogation entre crochets) : “Le crime parfait, déguisé en disparition, est-il désormais réservé aux hommes de l’art [?], c’est-à-dire aux services spécialisés [?]… ou aux hommes de loi? L’idée peut paraître iconoclaste [?]. Mais, à l’exception d’un juriste talentueux, qui peut encore espérer tenir en échec une instruction criminelle quasi imprescriptible [?] ? Qui, par passion secrète de la transgression, peut être tenté par cette formidable partie d’échecs contre ses pairs? Deux affaires assez baroques [?] nous incitent pourtant à creuser cette piste.” - Et, pour parer à l’absence d’une conclusion générale de son papier, dont on n’arrive pas à comprendre la motivation profonde, sinon celle de toucher un public friand de mystères judiciaires et de petites boutiques des horreurs, Clara Dupont-Monod termine sur cette phrase, dont elle ne semble pas elle-même réaliser la portée : “Or, il y a plus culpabilisant encore qu’un meurtre sans cadavre : le spectre d’une erreur judiciaire.” - Nous analyserons plus loin la démarche et l’attitude qui président à la rédaction de tels articles. Mais signalons dès à présent que la rédactrice prend position - en faisant preuve d’une partialité qui dépasse de loin celle d’Henri Haget dont le reportage, rappelons-le, date de novembre 2000 - sur une affaire non jugée, qui passera aux Assises dans un futur proche, ce qu’elle n’est pas sans ignorer puisqu’elle conclut le passage cité par ces deux phrases, qu’il n’est pas inutile de relire: “Jugé coupable, il risque vingt ans de prison pour avoir nié le meurtre de son épouse et privé sa famille d’une tombe sur laquelle elle pourrait se recueillir. S’il parvient à faire douter les jurés, il poursuivra sa carrière de juriste…” Si nous nous interrogeons sur les motifs et les justifications de ce parti pris vis-à-vis d’un homme présumé innocent qui “risque vingt ans de prison” [pour avoir nié...(!)], on peut penser que Clara Dupont-Monod prend position en tant que femme, s’offusquant d’un mari “cavaleur” aux “17 maîtresses recensées”. Dans cette façon de présenter les choses, le sens moral nous prescrirait en effet de prendre la défense de la “mère poule de trois petits”. Or, la rédactrice semble oublier que la Cour d’Assises de Toulouse ne se réunit pas pour se prononcer sur une affaire de divorce ou de comportement sexuel. De plus, l’amant de la disparue et son “outing” sont mentionnés un peu en passant : dans ce contexte, l’emploi d’un signifiant qui provient de la scène homosexuelle - où le coming-out ou outing consiste à révéler à ses proches ou à assumer publiquement son orientation sexuelle - mériterait une analyse approfondie. Mais contentons-nous de remarquer que l’appel à la morale - et son usage rhétorique ou pragmatique - se substitue ici à l’argumentation logique basée sur l’exposé des quelques éléments matériels dont on peut disposer. Ainsi, le chanteur Bertrand Cantat, dont on doit se demander ce qu’il vient faire dans cette galère, avait eu “le courage d’avouer”. Or, si l’on considère le “drame de Vilnius”, qui a été ressassé à outrance par la presse française, cet homme ne s’était pas vraiment comporté en gentleman, même si les circonstances du drame comportent une part d’ombre. Implicitement, Jacques Viguier - contrairement à Bertrand Cantat - devrait donc être considéré comme un lâche. De même, on peut noter l’accusation implicite d’immoralité en considérant un homme qui refait sa vie avec “une étudiante” et qui a le “culot” d’évoquer son affaire (judiciaire) devant des étudiants (en droit), forcément “médusés”. - Mais, à chercher le mobile d’une telle animosité, une autre question peut venir à l’esprit, à laquelle nous n’aurons sans doute jamais de réponse : Quel article Clara Dupont-Monod aurait-elle écrit si Me Georges Catala avait “rappelé Marianne” ?  Ajoutons ici aussi que l'entretien informel avec un avocat est interprété comme le début d'une procédure de divorce.

  • Dans nos recherches, un autre article de Marianne (19/2/2005) nous avait échappé. Signée Laurence Dequay, sa conclusion est éloquente (nous soulignons) : « La justice devra pourtant bientôt clore le dossier Suzanne Blanch-Viguier [!]. Les sœurs défendues par Me Le Buisson [sic], ses amis attendent avec ferveur ce moment. S’il est définitivement renvoyé devant les assises, M. le Professeur devra assumer le prix de son terrible défi. S’il est jugé coupable, il risque trente ans de prison pour avoir nié froidement, jusqu’au bout, le meurtre de son épouse. S’il avait d’emblée plaidé le drame passionnel, sa peine aurait été bien moindre. Innocent, M. l’Agrégé devra mobiliser toute sa finesse psychologique pour emporter l’intime conviction du plus important jury de sa vie. » Inutile d’analyser cette prose en profondeur : on reconnaît le modèle dont la collègue de Laurence Duquay, Clara Dupont-Monod (Marianne, 1/9/2007), s’est « inspirée » pour rédiger l’article commenté ci-dessus. La « bourde », pour employer l’expression d’un fidèle lecteur de ces lignes, se retrouve dans les deux papiers : Jacques Viguier risque « trente ans de prison pour avoir nié froidement, jusqu’au bout, le meurtre de son épouse. » En effet, on n’est pas condamné pour le déni d’un crime mais pour le crime lui-même. On comprend bien sûr ce que les rédactrices de Marianne « veulent dire ». Mais l’ambiguïté de la formule est flagrante, puisqu’un auteur est censé réfléchir sur les décisions stylistiques, sémantiques et pragmatiques qu’il peut prendre. Or, non contente de son effet rhétorique, Laurence Duquay « transforme » son essai avec la sentence finale. En mettant implicitement en équation le jury du concours de l’Agrégation et celui d’une Cour d’Assises, elle suggère que ce n’est pas la possible innocence de l’accusé, mais sa « finesse psychologique » qui peut « l’emporter ».


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